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La Revanche des Nazis (extraits du livre de Pierre Mariel)

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Bonjour à tous. Aujourd'hui, je vais commencer à vous lire l'ouvrage "La Synarchie ou le vieux rêve d'une nouvelle société" par Jean Saunier.


Sommaire : Une réalité insaisissable, d'une synarchie à l'autre, la présence collaborationniste, l'affaire du 13 décembre de Marcel Déat à l'épuration, une interprétation de l'histoire contemporaine, une censure réactionnaire, réticence des historiens, synarchie et technocratie, politique, culte et occultisme politique, jésuite et franc-maçon, les sages de Sillon, le roi du monde, un marquis inspiré, Saint-Yves d'Alveydre, une curieuse destinée, une œuvre étrange aux hautaines prétentions, la synarchie comme volonté, la théorie des fonctions sociales, les institutions synarchiques, comparaison avec les idées du temps, la synarchie comme représentation, la loi de l'histoire, les législateurs traditionnels, l'histoire synarchique.

Destin de l'œuvre synarchique : réformer les institutions de l'Europe, changer le cours de l'histoire de France pour aborder le 20e siècle. Un document révélateur, où est la synarchie, où la chercher ? Permanence de la synarchie occultiste, les problèmes du martinisme, Steiner l'éveilleur, le schéma de l'archétype social du pacte synarchique au mythe de la synarchie. Qui sont les auteurs ? Les États généraux de la jeunesse, le rôle des antimaçons et crise économique entre les deux guerres, le Front populaire, l'économie dirigée sous Vichy, synarchie et crise spirituelle, la recherche d'une élite, la pensée de Cousteau, le rêve de l'unité, synarchie et crise politique, extrême droite et synarchie, le régime de Vichy, les idées de la Résistance. Qu'est-ce enfin que la synarchie ?

"Il y a beaucoup d'artifices nécessaires dans le travail par lesquels nous adaptons la réalité à notre intelligence." George Sorel, dans "Réflexions sur la violence". "Les dessous politiques ou politico-religieux de l'occultisme contemporain et des organisations qui s'y rattachent de près ou de loin sont certainement plus dignes d'attention que tout l'appareil fantasmagorique dont on a jugé bon de s'entourer pour mieux les dissimuler aux yeux des profanes." René Guénon, "Le Théosophisme : Histoire d'une pseudo-religion".

Une réalité insaisissable. Au petit matin du 24 janvier 1937, un homme qui promenait paisiblement son fox avenue du Parc des Princes fut assassiné en quelques minutes par un tueur habile qui disparut aussitôt. Le Comité secret d'action révolutionnaire, entré dans l'Histoire sous le nom de Cagoule, que lui attribua par dérision un collaborateur de l'Action française, avait ordonné ce crime, tôt comme il fera assassiner à quelques temps de là les frères Rosselli. La victime s'appelait Dimitri Navachine, banquier bien connu parmi les spécialistes. Il avait acquis auprès des milieux nationalistes la réputation d'un agent soviétique déguisé. N'avait-il pas dirigé une banque à Moscou avant d'être à la tête de la Banque Commerciale de l'Europe du Nord qui passait pour être un organisme du commerce extérieur soviétique ? N'avait-il pas trouvé audience chez les partisans du Front populaire dont il était devenu un conseiller écouté en matière économique ? N'était-il pas franc-maçon et martiniste ? Ce crime souleva beaucoup d'émotion, une émotion d'autant plus grande d'ailleurs que ses motifs n'étaient pas très clairs et ne furent pas exposés par les auteurs du forfait. Aussi se dit-on très vite que seuls de puissants et mystérieux intérêts, inconnus du vulgaire, pouvaient l'expliquer.

Quelques années plus tard, on vit donc surgir une thèse selon laquelle la Cagoule n'aurait été dans cette affaire que l'agent d'exécution d'une autre organisation beaucoup plus mystérieuse qu'elle : la Synarchie. Navachine, informé des dessous de la finance et initié au mystère des sociétés secrètes, aurait été réduit au silence parce qu'il avait découvert l'existence de la Synarchie, ses soutiens financiers, ses complices qui l'observaient. Cette hypothèse, qui circula sous l'Occupation, devint pour beaucoup une certitude lorsque furent révélés d'autres crimes attribués aux synarques, crimes considérés comme d'autant plus probants que leurs inspirateurs étaient moins connus. Ainsi, le suicide, entre guillemets, de Jean Coutrot, curieux homme, polytechnicien, homme d'affaires, philosophe, unanimiste en proie au rêve d'une rénovation totale de la société... insinue-t-on, mais allez savoir, on l'a peut-être contraint au suicide. D'ailleurs, ses deux secrétaires, Franck Thale et Yves Parango, n'ont-ils pas eu des morts étranges qui n'ont certes pas fait l'objet d'information judiciaire ? L'impunité n'est-elle pas la preuve de la toute-puissance de ceux qui perpétrèrent ces crimes ? Il y a encore l'assassinat mystérieux, vraiment mystérieux celui-là, de Constant Chevillon, un homme de lettres doux et affable qui était aussi le grand maître de l'organisation paramaçonnique dénommée Ordre Martiniste et, par là même, fort au courant des implications occultistes de la Synarchie. Si l'on en croit la rumeur publique, ces cinq cadavres seraient ceux d'hommes qui, à un moment ou à un autre, auraient été dans une situation leur permettant d'en savoir long sur cette mystérieuse organisation et, d'ailleurs, cette dernière, en les assassinant, n'aurait fait que mettre à exécution la menace contenue dans l'avertissement qui ouvre le document pompeusement dénommé "Pacte synarchique révolutionnaire pour l'Empire français" : "Toute détention illicite du présent document expose à des sanctions sans limite prévisible, quel que soit le canal par lequel il a été reçu. Le mieux, en pareil cas, est de le brûler et de n'en point parler. La révolution n'est pas une plaisanterie, mais l'action implacable régie par une loi de fer." C'est une citation.

Ce préambule serait-il l'aveu de ces crimes impunis ? Qui sont alors ces redoutables synarques ? Que veulent-ils ? C'est bien sûr à ces questions que doit répondre ce livre, à la suite d'une longue enquête. Aussi convient-il que, dès l'abord, on appelle l'attention sur un point important : la réponse à ces questions sera complexe, à l'image de l'énigme posée. Mais c'est pour une raison très simple : comme son fils présumé, le technocrate, est toujours réputé sans entrailles, le synarque est toujours sans aveux. Personne, en effet, jamais n'a reconnu son appartenance à une société politique secrète dénommée la Synarchie. Discrétion remarquable dans ce domaine politique où chacun estime que ce qu'il fait savoir importe plus que ce qu'il fait, qui devient tout à fait exceptionnel si l'on songe à la fierté immense, et bien légitime, que pourrait inspirer la participation à une entreprise aussi étonnante et qui n'a pas d'équivalent dans l'histoire, car cette synarchie aurait été capable de s'emparer des plus importants leviers de l'État, de saboter de l'intérieur l'œuvre socialisante du Front populaire, de préparer de longues mains, et à la barbe des fins limiers de la Sûreté, les fondements militaires et politiques de la Troisième République, assez habile pour prendre le pouvoir sous Pétain et le servir ou de Gaulle, assez puissante pour inspirer aujourd'hui le gouvernement de Jacques Chaban-Delmas comme, en d'autres temps, ceux de François Darlan ou de Pierre Mendès France. Invisible conquérante, inébranlable et impunie puisqu'en 50 ans nul n'a jamais eu le loisir de la trahir ou de l'accabler, la synarchie serait donc une donnée politique permanente, une puissance plus forte que tous les régimes.

D'ailleurs, petite parenthèse à ce propos, c'est André Hardellet qui, il me semble, dans "Le Seuil du jardin", disait : "Vous avez dû sentir derrière les apparents changements extérieurs des régimes politiques cette permanence des idées." Le lecteur ne s'étonnera donc pas de ce que la quasi-totalité de la littérature qu'il a pu parcourir à son propos soit faite de dénonciations partisanes, véhémentes et indignées. Il aura d'ailleurs souvent constaté que, suivant une logique très particulière, un grand nombre d'auteurs ont fait de l'absence d'aveux de la part des synarques la preuve décisive de leur cynisme et de leur puissance, la preuve par excellence que cette synarchie n'est pas une organisation ordinaire, franc-maçonnerie ou Compagnie du Saint-Sacrement, mais une société secrète supérieure, ce qui explique et excuse que l'on ne puisse administrer, en ce qui la concerne, aucune preuve matérielle, mais seulement exhiber son intime conviction. Il s'ensuit, le champ étant libre pour toutes les hypothèses tôt façonné en certitude, que les synarques ont été présentés sous les apparences les plus diverses, quelquefois les plus hétéroclites : technocrates, adhérents d'une sorte d'Opus Dei, ministres de Vichy ultra de la collaboration, résistants de l'Organisation civile et militaire, cinquième colonne jésuite réactionnaire et valet du patronat de droit divin intégriste, membres du MRP, partisans de la troisième force, pianistes de l'entre-deux-guerres, néosocialistes, adhérents de "Patrie et Progrès" ou du Grand Prieuré des Gaules, Groupe de Bilderberg, gaullistes de gauche... c'est-à-dire à peu près n'importe quoi, car cette liste, on le verra, est loin d'être exhaustive. L'important est que, pour tous ceux qui la dénoncent, l'action des synarques soit une évidence : "Trit quemque sua voluptas" (à chacun sa vérité). Tout se passe comme si chacun avait son synarque ennemi intime, familier, flatteur même, puisqu'il est supérieurement intelligent, commode puisqu'il permet de ne pas chercher plus loin l'explication des ressorts profonds de la politique, c'est-à-dire de l'histoire.

Entre ces crimes redoutables et impunis et cette débauche de théorie contradictoire, où est la vérité sur la synarchie ? Pour le savoir, il ne faut pas craindre de s'aventurer dans une sorte de descente aux enfers de la logique afin de voir clairement quelles obsessions ont été dénommées "synarchie" depuis qu'on use de ce terme, de procéder en un mot à une sorte de phénoménologie de la synarchie. Ce n'est qu'après ce premier tour d'horizon qu'il sera possible de résoudre le problème, mais il importe de souligner qu'aucune solution satisfaisante ne pourrait être apportée si, comme l'ont fait tous les auteurs précédents, on négligerait un des deux domaines où se rencontre la synarchie : politique et occultisme. Il faut voir les deux ensembles et tenir solidement chacun des deux bouts de cette étrange chaîne qui, elle, est unique car elle est faite d'une même logique, d'une même représentation de la trame des destinées humaines. C'est de ce point de vue qu'on examinera donc, sur ces deux plans, l'idéologie et l'action des synarques réels ou supposés. Il deviendra alors possible de s'interroger légitimement sur le point de savoir si, aujourd'hui encore, certains faits politiques ne trouveraient pas à s'expliquer par l'action de la ou d'une synarchie, chef d'orchestre invisible d'un mystérieux complot international. Quelle idée qu'on se fasse de la synarchie en abordant cet essai d'explication, c'est-à-dire qu'on la tienne pour une réalité solide ou pour un assemblage hétéroclite de croyances vaines, il est nécessaire qu'on ne perde jamais de vue qu'elle est d'abord une représentation de ce qu'est l'histoire et que, par conséquent, cette représentation est d'autant plus heurtée et plus contradictoire que les faits politiques qu'elle veut expliquer ont été plus violents et plus incompréhensibles. On ne s'étonnera donc pas que ce terme a eu son cours le plus libre et son grand succès quand les Français abasourdis ont tenté de s'expliquer les faits survenus dans leur pays entre 1940 et 1945.

D'une synarchie à l'autre. Dans quelles conditions le mot de synarchie apparut-il dans le vocabulaire politique français ? Pour le savoir, il suffit d'ouvrir les journaux qui paraissent en France sous l'Occupation. Un grand nombre d'entre eux se mirent, à partir de 1941, à dénoncer avec des révélations sensationnelles la criminelle entreprise des synarques. Force est de reconnaître que la plupart des personnages qui se livrèrent à cet assaut quasi quotidien contre les "forces occultes", entre guillemets, étaient loin d'être remarquables sous le rapport de l'intelligence et de la vertu et n'inspirent que rarement la confiance. Au premier rang d'entre eux, il faut citer Pierre Constantini, ancien héros de la Première Guerre, qu'un anticommunisme viscéral avait conduit à cagouler au Comité secret d'action révolutionnaire. Il avait, au surplus, réjoui le monde politique lorsqu'en juillet 1940 il avait déclaré personnellement la guerre à l'Angleterre. Fondateur d'une ligue française d'épuration, d'entraide sociale et de collaboration européenne, je cite, le programme est clair. Il fut aussi l'un des signataires, avec Déat et Dorriot, du premier appel pour la Ligue des volontaires français contre le bolchevisme en juillet 41. Son journal, "L'Appel", fut un des plus orduriers de toute la presse dite collaborationniste, à tel point d'ailleurs que Constantini fut, à la Libération, reconnu responsable pour insuffisance mentale, reconnu irresponsable, pardon. C'est, en tout cas, dans cette feuille que parut, le 6 juin 1941, une des premières allusions publiques à la synarchie, désignée comme "la plus secrète et la plus nocive des loges maçonniques". Peu après, en août 1941, paraîtront de plus substantielles révélations sous la signature de Paul Riche, un ancien vénérable de loge converti à la Révolution nationale et à l'antimaçonnisme. À vrai dire, ce factum ne renseigne guère que sur la véhémence et les insanités de son auteur qui conclut : "J'accuse une bande organisée d'avoir fomenté un complot contre la vie et l'avenir de la patrie. Les accords de Montoire ont été sabotés par la synarchie. Entre autres buts, le mouvement synarchique poursuit la sauvegarde des intérêts juifs." La synarchie est donc alors représentée comme un nouvel avatar de l'entreprise attribuée de longues dates aux sages de Sillon, entre guillemets. Les dénonciations de Paul Riche ne sont qu'une nouvelle formulation de l'antisémitisme le plus vulgaire. Elles sont donc caractéristiques d'un des premiers usages du mot, mais elles valent encore d'être mentionnées en raison des commentaires auxquels elles ont ultérieurement donné lieu et qui, pour leur part, sont très révélateurs de l'étrange mythologie de la synarchie.

À la Libération, en effet, Paul Riche, moins heureux que Constantini, fut condamné à mort et exécuté, excellente occasion pour certains d'élaborer un roman. Henry Coston, par exemple, n'a pas craint d'affirmer que les tribunaux de l'épuration n'ont pas manqué les antisynarchistes et encore que, par sa mort, Paul Riche avait payé, je cite, non seulement sa trahison envers le Grand Orient, mais aussi ses révélations sensationnelles sur la synarchie. Ce sont des choses que l'on ne pardonne pas. Fin de la citation. L'insinuation, qu'on dirait plaisante si la réalité n'était tragique, ne peut être sérieusement retenue pour deux raisons. La première est que les tribunaux de l'épuration n'eussent pas été fâchés de retenir le synarchisme parmi les chefs d'inculpation et l'on verra que la question fut évoquée dans de nombreux procès et, bien que leur antisynarchisme était d'une toute autre tendance politique que celui de Paul Riche, on ne peut dire qu'il les ait conduit à accabler ce dernier. La deuxième raison est que le collaborateur de "L'Appel" et du "Pilori" avait à payer, comme dit Henry Coston, une longue suite d'appels au meurtre dont certains étaient d'ailleurs proches de la démence. Qu'on en juge par ce morceau choisi, je cite : "Mort aux Juifs, mort à la vilenie, à la duplicité, à la ruse juive, mort à l'argument juif, mort à l'usure juive, mort à la démagogie juive, mort à tout ce qui est faux, sale, laid, répugnant, négroïde, métis, juif. C'est le dernier recours des hommes blancs traqués, volés, dépouillés, assassinés par les Sémites et qui retrouvent la force de se dégager de la formidable étreinte. Mort, mort au Juif ! Oui, répétons-le, mort, mort aux Juifs ! Là, le Juif n'est pas un homme, c'est une bête puante. On se débarrasse des poux, on combat les épidémies, on lutte contre les invasions microbiennes, on se défend contre le mal, contre la mort, donc contre les Juifs." Fin de la citation. Il faut assurément une certaine innocence pour affirmer que l'auteur de ces lignes n'a payé de sa vie que ses révélations sur la synarchie, d'autant que l'ensemble de ces articles est de la même eau.
 

Mais il y a plus encore : ces "divulgations", entre guillemets, avaient été soumises à la censure des autorités d'occupation qui n'avaient vu aucun obstacle à leur publication. Elle mettait pourtant en accusation le gouvernement de Vichy, à commencer par Pucheu, ministre de l'Intérieur. À vrai dire, il n'y a là aucune contradiction si l'on admet que les censeurs allemands ne pouvaient que souscrire à tout ce qui servait la cause de la collaboration totale, fût-ce en dénonçant la tiédeur de certains ministres du Maréchal en ce domaine. Il est frappant de constater que ce comportement des censeurs allemands, qui s'explique de manière logique, a donné lieu à des interprétations tout à fait irrationnelles qui me paraissent significatives des inductions abusives que le lecteur doit s'attendre à rencontrer souvent quand il s'agit de la synarchie. Pour Geoffroy de Charnay, l'auteur auquel ont par la suite recouru systématiquement tous ceux qui ont écrit sur la question et l'un des principaux responsables des confusions généralement répandues à son propos, il est évident que les autorités d'occupation, qui n'ont jamais cessé d'accorder une protection soutenue et efficace au mouvement synarchique français, avaient laissé passer ces articles de divulgation en vue de pouvoir observer les réactions qu'elles allaient susciter d'une part et peut-être aussi à titre de "Semons-y-va" de réchauffer le zèle des grands affiliés qui étaient alors dans les conseils gouvernementaux de Vichy au moment où commençait la guerre germano-russe, c'est-à-dire la vraie, la seule guerre.

Peu de temps après, un autre auteur qui a consacré sa vie à pourchasser la synarchie dans tous les domaines, Roger Mennevée, va systématiser cette thèse en affirmant, toujours sans l'ombre d'une preuve, que les premières dénonciations de la synarchie furent inspirées par les plus hautes influences de la synarchie désireuse, le pouvoir étant pris, la République étranglée et le pouvoir clérical installé, d'épurer les cadres du mouvement et de dévier le ressentiment populaire vers d'autres entités responsables. Tant de machiavélisme force l'admiration car, à suivre nos auteurs, il faut soupçonner de synarchisme tous ceux qui dénoncent l'action de la synarchie au moins autant que ceux qui font silence à son propos. En matière de synarchie, nul n'est innocent.

Mais avant de s'engager dans les voies tortueuses peuplées d'émissaires et d'agents mystérieux, il est indispensable de scruter le contexte politique de cette affaire pour voir si, en lui-même, il ne fournit pas des indications plus rationnelles sur le comportement des groupes et des forces politiques en présence. Or, ce contexte politique est relativement clair : le 13 décembre 1940, Pierre Laval, chef du gouvernement, a été renvoyé par le Maréchal à la suite d'une conjuration dans laquelle prédominent des amis de l'Action française dont plusieurs étaient aussi des anciens de la Cagoule. Tous les auteurs sont aujourd'hui d'accord : les ministres compromis dans l'expulsion de Laval n'appartenaient pas tous à l'Action française, mais les mesures décisives et irréversibles furent bien prises par des sympathisants comme du Moulin de la Bartète et Alibert. Les groupes de protection qui les exécutèrent, créés par le colonel Groussard, étaient conduits par des anciens dirigeants du CSAR, tel Ménier et Henri Martin. C'est d'ailleurs ce dernier, mort en 1969 après avoir conduit jusque sous la Cinquième République une attitude de comploteur patenté trop connu pour être sérieuse, qui, dans l'hiver 1940-1941, met en branle toute l'affaire. Dès la constitution du gouvernement Darlan en février 41, il se rendit compte que la tendance qu'il représentait, qui s'était donné bien du mal vis-à-vis de l'opération du 13 décembre, avait tiré pour d'autres les marrons du feu. Les nationaux, désireux de se débarrasser de Laval qui était trop l'homme des Allemands, avaient agi, mais c'était une autre équipe, celle du gouvernement Darlan, qui prenait le pouvoir. Aussi, Martin et ses amis suggérèrent-ils que leur rang avait été noyauté, voire gangrené, par une conjuration habile, d'où les premières notes mises en circulation sous le manteau pour dénoncer l'action de la synarchie. Quant aux amis de Laval et aux tenants de la collaboration étroite avec le Reich, ils ne saisirent pas davantage la complexité de l'affaire et se mirent à dénoncer les membres du gouvernement Darlan comme les inspirateurs du 13 décembre. Deux tendances politiques assez différentes reprirent, chacun de son côté, les accusations de synarchisme pour attaquer qui est le nouveau gouvernement. Ainsi s'explique le fait que la plupart de ceux qui, en 1941, se posent en dénonciateurs de la synarchie aient été liés au Rassemblement national populaire (RNP), fondé en février, dans lequel les deux tendances sont représentées par Marcel Déat, l'ancien socialiste, et par Eugène Deloncle, l'ancien cagoulard, assisté de Jean Fillol, qui avait été mêlé étroitement à l'assassinat de Navachine. Ce n'est évidemment pas par hasard si, dès sa création, le RNP lance contre le gouvernement Darlan une campagne dans laquelle on retrouve tous les arguments qui seront, à peu de temps de là, repris contre la synarchie. Le gouvernement est accusé de tous les mots qui accablent la France à cause du 13 décembre : juifs, maçons, internationaux et financiers le dirige occultement. Jean Luchaire dénonce, avec Fougère, sa "duplicité synarchique". Je cite : "À l'instant où le gouvernement maintient à son poste René Belin, l'homme des pétroliers de Londres et de New York, où il nomme pour les négociations franco-allemandes l'homme qui est l'un des principaux associés de la banque juive, il affirme sa volonté de collaboration avec le Reich." Fin de la citation.

Tel est alors le contenu politique immédiat des accusations de synarchisme. Mais, avant que le mythe ne s'impose, il faudra une longue campagne politique dont le protagoniste principal va être l'ancien néosocialiste Marcel Déat. On possède, sur le rôle de ce dernier, un document essentiel pour une bonne compréhension de cette première phase de la synarchie : l'ouvrage que lui a consacré l'un de ses anciens collaborateurs, Georges Albertini, qu'il me paraît indispensable de citer longuement car il décrit fort bien les démarches intellectuelles des dénonciateurs de la synarchie. Après avoir exposé que Déat ne pardonnerait pas à Darlan d'avoir été le complice du coup du 13 décembre, dont il le soupçonnait même d'avoir été l'investigateur, il dit que son grief principal contre l'amiral était d'avoir été l'artisan de l'arrivée au pouvoir de la synarchie. Il avait la conviction, qu'il partageait avec beaucoup d'autres, qu'un gouvernement occulte se dissimulait derrière le gouvernement légal auquel il avait délégué quelques-uns des siens et qui tirait les ficelles de la politique officielle. Je cite : "Ce n'est pas ici le lieu d'établir que la synarchie n'a jamais existé. Déat pensait rigoureusement le contraire. Il l'écrivait souvent sans avoir jamais eu la moindre preuve de l'existence de ce gouvernement occulte. Déat pensait également qu'un certain nombre de ministres étaient délégués par elle pour faire triompher sa politique. Comme il ne savait pas très bien lesquels, il désignait au hasard les ministres techniciens ou polytechniciens. C'est ainsi qu'il comptait parmi les synarques Pucheu, Bouthillier, Berthelot, Lehideux, Bichelonne avant de le connaître, Barnaud, Baudouin, Jacques Leroy Ladurie, Guérard, Benoist-Méchin et même Marion, ce qui est plus surprenant encore. Cette liste n'était pas immuable, elle s'étendait au gré des informations incontrôlées et des propos de salle de rédaction à cours de copie." Le sens de la dénonciation est donc clair : la synarchie, première manière, est, pour Déat, poussée au pouvoir par la banque Worms, il aurait écrit "la bande Worms" qui, depuis le 13 décembre, tenait le haut du pavé à Vichy. Ceci inlassablement répété en des dizaines d'articles, d'allusions, voire de jeux de mots, l'un des plus connus étant : "On ne nous parle plus de la diète de Worms, à Vichy ces messieurs se sont mis à table." Fin de la citation. On conçoit donc aisément qu'après une telle campagne, certains, comme Fernand de Brinon, aient pu penser que l'attentat dont fut victime Laval, Déat, le 27 août 1941 était une vengeance de la synarchie.

Pourtant, à l'aveu des amis de Déat, alors que la dénonciation de la synarchie n'est à ce moment qu'une affaire de pure circonstance et de conviction, il paraît intéressant de comparer le témoignage, qui est aussi à sa manière un aveu, d'un des principaux dirigeants du gouvernement accusés de synarchie, Yves Bouthillier, alors ministre des Finances. En 1941, la nouvelle se répandit qu'une société secrète, la Synarchie, avait entrepris d'administrer l'économie française pour le compte de puissants intérêts internationaux. Monsieur Marcel Déat et les tenants de la pleine collaboration avec le Reich avaient été fort déçus d'assister à la fin du mois de février à la constitution d'un cabinet conformément à la volonté du maréchal Pétain et de l'amiral Darlan. Aucun de leurs amis n'avaient pu trouver place. Il s'agissait donc de discréditer le nouveau ministère auprès des autorités allemandes comme auprès de l'opinion française. La présence dans ce ministère de deux personnes appartenant au même groupe d'affaires, il s'agit de la banque Worms, Monsieur Pucheu, ancien normalien, et Monsieur Barnaud, ancien inspecteur des finances, donna à Marcel Déat la solution : une mystérieuse association venait de s'emparer du gouvernement. Déat, en bon démagogue, savait que rien n'excite l'imagination populaire comme ces affabulations compliquées, ces plans concertés, ces complots bizarres où la politique et la finance, l'idéologie et les intérêts sont mêlés, comme si le capitalisme avait besoin de stratagèmes, de mots d'ordre et de congrégation pour être puissant. Fin de la citation.

On retiendra l'aveu admirable de cette dernière phrase qui vaut sans doute les plus longs commentaires. Donc, je vais relire ce passage : "Comme si le capitalisme avait besoin de stratagèmes, de mots d'ordre et de congrégation pour être puissant." Ainsi donc apparut la synarchie dans le vocabulaire politique français. Sa carrière ne faisait que commencer car, rapidement, le mot allait désigner une autre réalité que celle de ce groupe qui, torpillant la Révolution nationale et la collaboration, tentait d'établir le pouvoir de ces grands techniciens au service du capitalisme que Burnham appellera les managers. Pendant que les démagogues occupaient ce qu'il est convenu d'appeler l'opinion publique avec des révélations aussi contradictoires que fracassantes, s'élaborait une littérature confidentielle faite de notules, notes, rapports fabriqués par des officines semi-policières de tout bord et dont la diffusion dans des milieux généralement bien informés, mais peu critiques, allait permettre l'apparition d'une deuxième image de la synarchie. Cette deuxième synarchie n'est plus, en effet, une société secrète qui sabote la Révolution nationale. Tout au contraire, elle est l'explication de cette dernière, elle est Vichy dans son ensemble et dans toutes ses nuances, du double jeu à la collaboration totale. La synarchie devient ce qui a suscité le nouveau monde politique né de l'effondrement de la République qu'elle a préparé comme elle a préparé délibérément la défaite militaire. Elle est, au fond, l'antirépublique et elle est unique quelles que soient les divergences politiques apparentes de ses affidés. On voit bien que le mot prend ici une signification tout à fait différente de l'acceptation admise par Déat et, pour bien comprendre comment il en est arrivé là, il est nécessaire de revenir sur ces libelles et notes qui circulèrent dans le monde clos de Vichy. J'ai eu, pour ma part, entre les mains des dizaines de ces documents anonymes qui dénonçaient le caractère synarchiste, d'ailleurs non défini, de l'activité de tel ou tel personnage. Il ne servirait à rien, cependant, de les recenser, de les analyser tous. Mieux vaut se faire une idée de l'atmosphère dans laquelle ces idées étaient reçues grâce au journal politique tenu durant toutes ces années par Pierre Nicolle qui, avant la guerre, avait été le président d'un comité du salut économique dévoué aux intérêts des petites et moyennes entreprises et fut, à Vichy pendant toute l'occupation, l'informateur des dirigeants du patronat français. René Gillouin affirme qu'il fut aussi l'un des agents de renseignement de la Laval établi à l'hôtel des Ambassadeurs. Il fréquentait tous les milieux politiques, économiques, journalistiques et autres proches du nouveau pouvoir pour informer au jour le jour ses mandants et on retrouve bien dans son journal la trace des libelles mis en circulation et leur répercussion sur le fragile pouvoir vichyssois.

3 juin 1941, je cite : "On parle à mots couverts d'une organisation secrète, synarchie, réunissant des polytechniciens. À la tête de cet organisme se trouveraient Bouthillier et Berthelot ainsi qu'un nombre important de hauts fonctionnaires des Finances et des Travaux publics."

11 juin 41 : "Chevalier a eu avec le Maréchal un entretien au cours duquel il a expliqué aux chefs de l'État ce qu'était l'organisation occulte connue maintenant sous le nom de mouvement synarchique."

12 juillet 1941 : "J'ai été amené à rencontrer un officier du Deuxième Bureau de la Marine chargé d'une enquête sur les agissements de la banque Worms. D'après cet officier supérieur, l'Amiral aussi bien que le Maréchal désirent connaître exactement ce que représente la pression exercée par l'équipe d'Hippolyte Worms."

14 juillet 1941 : "Dans la journée, de sources très différentes, j'apprends que la synarchie serait dévoilée et connue. Cette révélation causerait de grosses difficultés à ses membres. Après l'enquête menée par l'entourage du Maréchal, on dit que 140 personnes seraient appréhendées. Il y a maintenant un cas Bouthillier nettement posé."

Et ainsi de suite. Pendant des mois, le journal de Nicolle va refléter des informations de toutes sortes qui circulent un peu partout sur la synarchie, puisqu'on parle même de la réunion en octobre 41 à Berne d'un groupe synarchiste international réunissant des Allemands, des Anglais, des Américains et des Français. Les enquêtes sont alors menées de toutes parts dont les résultats ne sont pas toujours publiés, ainsi celle du chanoine Montségur, conseiller de l'ambassade de France auprès du Vatican et ami personnel du Maréchal, celle du docteur Clay, celle du docteur Michel, représentant à Paris de l'économie du Reich et combien d'autres dont il n'est pas encore possible de faire état. Inévitablement, les réseaux de renseignement français et alliés eurent à connaître de l'affaire. Documentation et intoxication aidant, on ne s'étonnera pas que beaucoup aient eu à cœur d'embrouiller à plaisir les informations relatives au rôle réel ou supposé de la synarchie.

L'une au moins de ces enquêtes officielles ou privées devait pourtant contribuer de manière décisive à la mutation de la notion de synarchie, celle qui aboutit au rapport dénommé "Rapport Chavin" dont de larges extraits seront produits dans l'annexe documentaire. Le commissaire Henri Chavin avait été nommé directeur de la Sûreté nationale en septembre 1940. À ce poste, il avait bien sûr eu à connaître de l'affaire du 13 décembre et c'est lui qui, sur l'ordre du ministre Pucheu, avait désigné le commissaire Mondanel pour procéder à l'arrestation de Laval. Lorsqu'après la démission du ministre de l'Intérieur, le poste fut pris en charge par Darlan lui-même puis par Pucheu, Chavin conservera la possible la responsabilité de la sûreté. Jusque-là, rien que de très normal dans le monde feutré d'une haute administration alors comme aujourd'hui, tout dévoué de par sa nature même au maître du moment. Ce qui est plus étonnant, c'est que ce fonctionnaire important va avoir dans l'affaire de la synarchie un comportement étrange : son nom reste, en effet, attaché à un rapport confidentiel sur la société polytechnicienne dite MSE (Mouvement synarchique d'Empire) ou CSR (Convention synarchique révolutionnaire) qui très vite allait être recopié, diffusé à des milliers d'exemplaires manuscrits, dactylographiés et même imprimés.

Disons-le tout de suite, Chavin n'est pas l'auteur du rapport qui porte son nom, il l'a seulement transmis. Ce document est, en effet, visiblement antérieur au remaniement ministériel du 18 juillet 1941 au cours duquel François Lehideux fut nommé à la production industrielle
 

En remplacement de Pucheu, qui devenait ministre de l'Intérieur. Or, dans la liste des prétendus synarques, Pucheu est simplement désigné comme secrétaire d'État à la Production Industrielle, ce texte faisant lui-même allusion à un dossier remis au Maréchal au mois de mai 1941 qui aurait été le fruit des indiscrétions de Jean Coutrot, mort peu après. On peut penser que le rapport Chavin est le résultat d'une enquête ouverte à cette époque. Après cette affaire, Chavin ne fut pas, comme on l'a souvent dit, muté dans un petit poste de province, mais il est de fait que la promotion qui le fit entrer en septembre 41 au Conseil d'État ressemble bien à une disgrâce telle qu'on la pratique dans la haute administration. Que son nom lui demeure attaché à tort ou à raison, il n'en reste pas moins que le rapport Chavin constitue un document essentiel pour définir la deuxième acception de la synarchie dans le vocabulaire politique français. C'est, en effet, cette analyse que nous retrouverons, corrigée sur certains points, agrémentée sur d'autres, sous la plume de tous les auteurs qui ultérieurement traiteront de la synarchie. Elle est simple : la synarchie est une société secrète fondée en 1922 dont l'un des membres dirigeants fut, entre les deux guerres, Jean Coutrot, animateur de nombreuses associations de cadres : le groupe X-Crise, le Centre polytechnicien d'études économiques, le Comité national de l'organisation française, le Centre d'étude des problèmes humains et quelques autres qui auraient constitué des organismes de noyautage dans les milieux économiques, administratifs ou dans des groupements humanistes, entre guillemets. On dirait, en langage occulte, des cercles exotériques. Cette société secrète, délibérément anticommuniste, aurait eu pour objectif de créer une nouvelle idéologie révolutionnaire capable de rendre vaines toutes les autres, considérées comme surannées ou pernicieuses. Après avoir eu accès au pouvoir en juillet 1940, tous ces efforts auraient tendu :

À vider la Révolution nationale de toute mesure susceptible d'être considérée comme socialisante, ce qui, on peut le dire, n'était pas une tâche surhumaine tant la dite révolution était réactionnaire dans son essence même.
À saper à la base toute tentative d'affaiblissement de la domination économique de certains groupes capitalistes internationaux.
À sauvegarder par tous les moyens les intérêts américains, fussent-ils juifs, liés aux groupes financiers intéressés au mouvement.
À faire échec à toute tentative d'organisation économique européenne de nature à rendre ce continent indépendant de l'Amérique.
A priori, ces griefs ne sont guère différents de ceux des partisans de la collaboration avec le Reich qui, comme Jean Luchaire, dénonçaient en messieurs Bélin et Bouthillier les représentants des grands intérêts américains. Mais ce qui est nouveau dans cette conception de la synarchie, c'est que son action soit imputée au capitalisme le plus réactionnaire, à certaines couches de l'armée, à l'Église, accusée comme par les marxistes d'avoir suivi délibérément un plan préétabli. La conclusion du dit rapport est remarquable à cet égard et doit être considérée comme le schéma fondamental qui sera repris par le plus grand nombre des auteurs. Je cite : "Le Mouvement synarchique d'Empire représente donc essentiellement à la fois un épisode de la lutte du capitalisme international contre le socialisme et une tentative puissante d'impérialisme financier visant à assujettir toutes les économies des différents pays à un contrôle unique exercé par certains groupements financiers de la Haute Banque, lesquels assuraient ainsi, sous couvert de la lutte contre le communisme, un monopole de fait sur toute l'activité industrielle, commerciale et bancaire. Sur le plan français, le noyautage par le MSE de la banque, de la haute industrie et des administrations de l'État s'est poursuivi méthodiquement depuis 1922 cependant que, parallèlement à ce mouvement, le recrutement du CSAR se développait au sein des hauts cadres de l'armée. En 1937, les affiliés du MSE étaient fort nombreux, déjà en place au sein et à la tête des grands organismes de l'État, mais le CSAR échoua dans sa tentative insurrectionnelle de prise du pouvoir, arrestation de Monsieur Deloncle le 25 décembre 1937. La révolution ayant ainsi avorté, un accouchement offert devenait nécessaire. Il fut pratiqué par l'armée allemande lors de sa promenade militaire du 10 mai au 23 juin 1940. Nombre de chefs français facilitèrent l'opération grâce à une conception prévoyante du patriotisme qui devait devenir officielle et nationale deux mois plus tard, le 15 juillet 1940. Presque tous les conjurés du MSE étaient en place. Il y eut donc peu à changer dans le haut personnel de l'État. Il ne resta plus qu'à renvoyer les membres du Parlement dans leur foyer et à récompenser le zèle des officiers généraux ayant su avec habileté faciliter une révolution par un désastre. L'exploitation du pouvoir suivait avec une remarquable rapidité qui traduit et met en évidence d'ailleurs l'existence d'un plan préalablement établi et sûrement concerté. Un mois après la prise de pouvoir, 18 août 40, une loi organise la formidable pyramide des comités d'organisation et de répartition qui réalise la concentration de toute l'industrie française entre les mains de quelques affiliés. 11 mois plus tard, 6 juillet 41, une loi sur la réforme bancaire coiffe solidement le sommet de cette pyramide en plaçant l'organisation et le contrôle de toute l'activité bancaire entre les mains de quelques financiers appartenant au même groupement. Exploitation combien facile avec la nouvelle structure de l'État les grandes administrations du pays sont devenu les services extérieurs de la banque Worms et le Journal officiel sert de véhicule aux décisions de son conseil d'administration dont les hauts fonctionnaires de l'État ne sont plus que des agents d'exécution. Une année aura donc suffi pour que la signification profonde de la drôle de guerre de 1939-1940 apparaisse enfin en pleine lumière : une révolution camouflée et dissimulée sous un désastre militaire obtenu par une bataille truquée en vue de concentrer l'économie du pays entre les mains d'une mafia au service de puissants intérêts internationaux. Ceci fut réalisé en France sous le haut patronage de l'Église, complice du drame immense, de par le fanatisme de certains membres de son clergé ou simplement victime de certains autres, mais en tout cas étroitement associée aux bénéfices de l'opération. Ainsi, on ne saurait dire que cette thèse soit, à proprement parler, marxiste. Il n'est pas douteux, en tout cas, qu'elle préfigure très nettement celle qui aurait cours dans les milieux de la résistance, c'est-à-dire les milieux de gauche. On la retrouve chez Albert Bayet, Pétain et la 5e colonne, qui ne parle pas de synarchie, mais en dessine l'image chez Roger Guillemin et « Trust contre la Patrie » chez Georges Vallois, « La France trahie par les trusts » chez Charles Dumas, « La France trahie et livrée », et bien d'autres études parues dans la clandestinité ou dès la libération. Car toute une littérature apparaît à ce moment, pour cerner les véritables responsabilités et la véritable nature du régime de Vichy, ses origines proches et lointaines. Elle fait appel, non seulement au complot immédiat contre les institutions républicaines, mais aussi à une vaste conjuration qui s'identifie à la réaction dans les campagnes de presse menées au grand jour par la presse résistante.

C'est alors que Pierre Hervet, dans le journal « Action », affirme que la synarchie, entendue comme l'expression des aspirations des éléments les plus lucides d'une bourgeoisie intellectuelle et financière, d'une bourgeoisie qui ne veut pas capituler, conserve en 1945 la plupart des leviers de commande. Il était donc inévitable que les hautes cours qui siégeaient alors se préoccupassent de la question dès le procès de Pierre Pucheux, exécuté à Alger le 20 mars 1944. L'ombre de la synarchie était apparue, mais avec incertitude, car la défense niait son existence, tandis que l'accusation s'avérait incapable de l'établir juridiquement. Il en ira ainsi pour tous les procès de collaboration, y compris celui de Pétain, au cours duquel de nombreux témoins l'évoquèrent sans que jamais la cour se décide à considérer leur témoignage comme décisif. De la même manière, les cours de justice furent incapables de conclure de façon sérieuse sur l'existence même de la synarchie. Les autres enquêtes officielles qui furent ouvertes après la guerre n'aboutirent à aucun résultat. Ainsi, l'information confiée par le juge Betteil et le conseiller Garot au juge Alexis Sahn par ailleurs chargé de toutes les affaires relatives au commissariat aux questions juives, fut purement et simplement classée en avril 1947. De même, les travaux de la commission parlementaire d'enquête institués par la loi du 1er août 1946 en vue de faire la lumière sur les événements survenus en France de 1933 à 1945 furent sans résultats précis en ce qui concerne la synarchie. L'absence de sanction officielle n'a cependant pas empêché cette dernière ou au moins le mot de poursuivre la carrière que l'on sait. Bien au contraire, elle a notablement contribué à doter le terme d'un parfum de mystère permanent. L'échec des enquêtes officielles pour manque de preuves est ainsi devenu la démonstration de la permanence et de l'invisibilité du complot synarchique.

Par là s'explique, du moins pour une part, le prestige du mot, quelle que soit l'appartenance politique de ceux qui en usent. C'est que la synarchie est passée d'une dimension historique à une autre : de l'explication d'événements graves mais tout de même limités au temps d'une péripétie politique d'abord, pour une équipe ministérielle de circonstances capable de saboter la Révolution nationale et la collaboration avec le Reich, ensuite, pour rappeler une organisation occulte soutenant ou animant l'équipe Vichyssoise. Cela va à tout à fait autre chose : l'explication de toute l'histoire de la France au XXe siècle.

Au-delà des querelles de sous-préfecture et des polémiques de journalistes en mal de sensationnelle, la synarchie ou les synarchies sont devenues, par un processus qu'il convient d'examiner, une véritable philosophie d'histoire, une interprétation de l'histoire contemporaine. On pourrait aisément imaginer que la synarchie n'a pas survécu aux événements qu'elle était supposée expliquer. Les époques troublées ont toujours été fertiles en théories irrationnelles. Les prophéties de Nostradamus et les interprétations nouvelles entre guillemets de Nostradamus ont leur succès immanquable. Mais il n'en fut pas ainsi pour la synarchie.

L'accumulation des documents anonymes, donc suspects, des témoignages et des mémoires de ceux qui avaient été mêlés aux événements de l'occupation, l'inévitable cortège des polémiques, n'ont rien éclairci. Tant s'en faut, que les historiens eux-mêmes ont hésité devant cette étrange société secrète. Quelques-uns pourtant ont étudié le problème et ce fut pour réécrire l'histoire de France antérieure au conflit en posant comme acte que tout s'explique par l'histoire de cette société secrète. Parmi eux, deux auteurs doivent être mentionnés. Ils ne sont pratiquement pas connus en dehors de certains milieux spécialisés, et leurs travaux, repris ou plagiés par d'autres, ont eu une influence considérable sur tous ceux qui se sont intéressés à la question. Tout comme le rapport Chevancey avait été repris et copié un peu partout, il se trouve d'ailleurs que ces deux auteurs ont soutenu la même thèse que Chevancey en la corrigeant et en approfondissant certains points.

Le premier de ces auteurs, dans l'ordre chronologique, s'appelait Raoul Luusson, 1901-1967. Il n'était pas spécialiste dans la recherche de sciences politiques, mais avait eu l'occasion de participer à l'élaboration de certains des documents anonymes qui circulèrent sous l'Occupation. Sa contribution à l'élaboration d'une explication de la politique française par l'action du mouvement synarchique se manifesta surtout par la série d'articles que, sous le pseudonyme DJ David, il donna à la revue France intérieure, publiée à la libération par Georges Arnaud. Peu après, il devait faire paraître, cette fois sous le pseudonyme de Geoffroy Cernet, nom d'un adjoint de Jacques de la Palettaz, Grand Maître de l'ORD des Templiers, un ouvrage assez mal fagoté sous le titre Synarchie : panorama de 25 années d'activité occulte, ce qui exprime assez bien la thèse de l'auteur.

Le second spécialiste de la question était un vieux routier de la politique secrète ou prétendu tel : Roger Ménato, qui dirigea en effet pendant presque 50 ans l'une de ses entreprises qui, moyennant abonnement, livrait à longueur d'années des lettres confidentielles et des bulletins consacrés au dessous de la politique et de la finance. Journaliste de talent, Roger Ménat était, d'ailleurs, vraiment bien informé en ce qui concerne les questions relatives à l'espionnage sous toutes ses formes. Sacrifiant pourtant, comme nombre de ses confrères à l'esprit de système, il se mit, après la Seconde Guerre mondiale, à voir des synarchies partout. De telle manière que les milliers de pages qu'il leur consacra dans ses documents politiques, diplomatiques et financiers, sont surtout des documents étonnants sur ce que peut produire l'idée fixe de longues dates. Pourtant, Ménat avait dénoncé l'action politique et financière d'une société secrète qu'il n'appelait pas encore la Synarchie. Ainsi qu'en témoignent les premières lignes d'une étude qu'il consacrait en 1928 à l'organisation antimaçonnique en France. « Je cite : La grande bataille que mène la réaction internationale depuis 1919 sous toutes les idéologies démocratiques et libérales, sous les inspirations d'une sainte alliance entre guillemets monarchique et religieuse, constituée par les monarchistes les plus réactionnaires d'Allemagne, d'Autriche de Hongrie de Russe, en vue de la restauration dans toute l'Europe d'un régime monarchique de droit divin. Prend actuellement une ampleur considérable et se manifeste en France sous une forme particulière sur laquelle il est de toute urgence d'attirer l'attention des milieux républicains. Fin de citation. »

Ce que Ménat dénonçait alors, c'est l'action de l'Internationale de la réaction, dans des termes qu'il reprendra purement et simplement par la suite en la nommant synarchie. Armé de prudence, le lecteur attentif retiendra que ces travaux décrivent la synarchie non pas comme la conjonction occasionnelle des efforts de quelques ministres ou politiciens qui, à la faveur des péripéties politiques, hasardeuse, aurait constitué un groupe de pression et bien comme une véritable organisation hiérarchisée poursuivant des objectifs précis pendant une longue période, c'est-à-dire une donnée politique permanente. Cette organisation recrutant non dans une couche élevée de la bourgeoisie, aurait pendant les 20 années précédant la défaite de 1940 mis en place ses affiliés dans les hautes sphères de l'administration, les grands corps de l'État, dans des sociétés secrètes inférieures comme la maçonnerie, dans certains milieux militaires anticommunistes comme dans certaines associations de cadres techniciens de l'organisation du travail, découvrant alors la technocratie. Ce noyautage pratiqué avec discernement aurait eu pour effet d'installer à des postes décisifs des hommes dévoués sans que leur nombre excède jamais quelques centaines. Charnet précise qu'il n'était qu'un millier en 1939.

Cette thèse délibérément organiciste distingue nettement la synarchie d'un mythe familier aux Français avec lequel on l'a souvent confondu, celui des 200 familles, les USA, selon le sociologue Wright Mills, connaissent celui des 60 familles. Dans ces derniers cas, en effet, les politiciens admettent que la concertation étroite entre les titulaires des grands intérêts financiers s'exerce au travers des relations familiales, conjugales et sociales, qui ne sont pas différentes de celles du commun des mortels. Au contraire, dans le cas de la synarchie, qu'elle soit tenue pour une réalité ou pour un mythe, il s'agit d'une organisation précise dont les desseins ont pour but de donner forme et efficacité à une volonté de puissance qui, au niveau des 200 familles, demeure indistincte et comme fluente en d'autres termes, les 200 familles représenteraient indistinctement la bourgeoisie propriétaire des grands moyens de production, quelle que soit la manière dont elle gère cette propriété privée, quel que soit le niveau idéologique de ceux qui en font partie. La synarchie, au contraire, réunirait dans une seule organisation, les représentants des couches les plus dynamiques de ce grand capitalisme et les hommes les plus aptes à le faire survivre par tous les moyens. Aucun auteur pourtant ne se résout à l'analyse de la synarchie comme réalité politico-économique. Il faut un parfum plus violent, d'où l'on cherchait à la rapprocher d'une société secrète politique réputée celle des Illuminés de Bavière, laquelle certains ont voulu voir le prototype de l'entreprise subversive, en oubliant simplement qu'elle avait été incapable de survivre à la première descente de police.

Petite parenthèse, c'est lui qui le dit, hein, puisque Adam Weishaupt a survécu jusqu'en 1830, après la fameuse descente de police en 1784, et on dit qu'il a largement eu le temps de pénétrer la maçonnerie allemande. Donc, à vrai dire, la synarchie, comme l'ordre des Illuminés de Bavière, aurait pris pour modèle la Compagnie de Jésus. Tout le mystère serait là si on y regardait de près. Pourtant, les révélations relatives aux méthodes de recrutement de la synarchie n'ont rien de probant. Lisons les affirmations de Geoffroy de Charnay. Les recruteurs du mouvement synarchique s'ingénient à attirer les sujets à recruter vers une multitude de groupements d'apparences les plus diverses. Là, les invités sont, à leur insu, observés, étudiés et circonvenus. Lorsqu'un sujet paraît mûr, un recruteur spécialisé se rend à son domicile et lui remet un exemplaire du pacte synarchique et lui demande en général son adhésion immédiate. Mais quelquefois, il lui laisse aussi le document pour lecture et pour étude. Le sujet est ainsi affilié, car bien rares sont ceux qui refusent leur adhésion, ayant été en général bien choisis et longuement étudiés. De véritables conférences méthodologiques étaient faites par certains dirigeants du MSE aux recruteurs spécialisés. On leur enseignait notamment, dans ces conférences, qu'il fallait envisager l'atomisation de la conjuration. Il leur était recommandé de ne démarcher, entre guillemets, que leurs relations personnelles. Chaque recruteur ayant ainsi un secteur social propre à prospecter. De plus, tout affilié devait cacher sa qualité de membre du MSE, même à une autre personne qu'il savait appartenir également au MSE. Ceci en vue de renforcer, dans toute la mesure du possible, le secret de l'association.

Ce texte montre bien que le caractère spécifique de cette association secrète est, d'après Charnay, d'avoir aucun des caractères spécifiques d'une association secrète. Ce qui est décrit là correspond en réalité aux méthodes que suit tout parti de cadre soucieux de s'assurer que ses membres professent des idées compatibles avec les siennes propres. Et ces dangereux carrés étaient assez naïfs pour se laisser attirer par le miroir aux alouettes de groupements d'apparences les plus diverses, ce qui est tout dire. Il paraît donc nécessaire de savoir ce qu'étaient ces pièges subtils. Selon nos auteurs, ceux-ci se classent en trois groupes principaux. Sur le plan philosophique, la plupart des associations instituts et colloques divers, qui entre les deux guerres diffusèrent une idéologie se rapportant de près ou de loin à l'élaboration d'un nouvel humanisme : humanisme économique, humanisme intégral, transhumanisme, etc. Sur le plan économique et social, les associations diverses, qu'elles soient d'inspiration ouvertement patronale ou syndicale, des groupes de recherche apparemment indépendants comme « X-Crise » ou « France 1950 ». À la même époque, ces associations se préoccupaient d'organisation scientifique du travail, de rationalisation, ou bien encore s'attachaient à l'étude de la crise économique du monde capitaliste et cherchaient à la résoudre en recourant au planisme. Sur le plan politique, les organisations dites nationalistes, qui, après 1934, se consacrèrent à la lutte anticommuniste.

À cet égard, Ménat estimait pour sa part que la Cagoule, par exemple, n'était pas sous l'influence directe de la synarchie, mais qu'elle avait pu être utilisée par cette dernière, notamment en ce qui concerne l'assassinat de Nankachine, par l'intermédiaire d'autres organisations, comme le mouvement spiralien anticommuniste et antijuif-maçonnique, animé par un curieux homme, Georg Louno. Ce dernier point conduit à préciser ce qui, d'après nos auteurs, aurait été à l'œuvre derrière tous ces groupements : le mouvement synarchique. D'Empire, écrit Roger Ménat, lâchant enfin son mot, a été, sur le terrain administratif, industriel et intellectuel, un puissant moyen d'action de l'Église romaine et spécialement des Jésuites pour la subversion de la Troisième République. Ce mouvement n'est donc ni plus ni moins qu'un nouveau masque de l'Internationale réactionnaire. Il est curieux de constater que cette thèse, marquée à gauche, qui sera reprise par de nombreux spécialistes de l'anticléricalisme en France, rejoint par certains aspects celle des collaborationnistes partisans d'un national-socialisme à prétention révolutionnaire et qui dénonçait dans la synarchie les influences réactionnaires et cléricales exercées par certains conseillers et certains ministres du maréchal. Curieuse rencontre, mais ce doit souligner pour voir dans toute son ampleur le problème posé : celui de la croyance en l'action de la synarchie.

C'est que ce nouveau nom donné aux entreprises de domination cléricale ne fait ici que s'ajouter à une invraisemblable quantité de pamphlets dénonçant tout au long de notre histoire politique l'action de l'Église, de certains ordres religieux, au premier rang desquels nous retrouvons bien sûr la Compagnie de Jésus. Si l'analyser les tenants et aboutissants de cet autre mythe entendues moins comme chimère que comme représentation dynamique et vivante de sa vie propre, il faut pourtant souligner son intéressante parenté avec la notion de synarchie. On retiendra, entre autres exemples, que, après l'assassinat d'Henri III, de très nombreux ouvrages de polémique dénoncèrent le rôle des Jésuites dans l'événement. Le titre de l'un des plus pittoresques est une réponse à la défense de la Compagnie qu'avait publiée le père Coton, confesseur de Sa Majesté. Ce titre dit clairement le sens de la campagne anticoton : « Réfutation de la lettre déclaratoire du père Coton : livre où est prouvé que les Jésuites sont coupables et auteurs du parricide exécrable commis en la personne du roi Très chrétien Henri IV d'heureuse mémoire ». Au long des années et même des siècles suivants, la réputation de la Compagnie ne fera que croître et embellir, ainsi qu'en témoigne la fortune du faux célèbre dû au prêtre polonais Javroussi, qui a traversé l'histoire sous le titre de « Monita secreta » ou « Instruction secrète ». Celle-ci était destinée à permettre aux Jésuites de conquérir le pouvoir le plus absolu en toute matière.

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